Voir
ou ne pas voir
Peut-être avait-il raison le « cinéfaste génial » de Hollywood
ending de nous mettre en garde dès le début : faut-il
vraiment regarder encore le monde, compte tenu de ce qu’il
est ? Peut-être, à ne pas avoir fermé les yeux à temps,
sommes-nous en train d’incuber une fièvre aphteuse ou un
mal de l’orme. Mais voilà, le pouvoir des images les meilleures
comme les pires continue de régner sur le monde : sur
le thème, Olivier Assayas fait un inquiétant et implaccable
état des lieux (Demonlover), tandis que Gaspar Noé
exploite malhonnêtement le phénomène jusqu’à le dénuer d’intérêt
(Irréversible).
Plus
de quatre-vingt dix films, toutes sélections confondues,
dont on peut tenter de dégager des axes principaux, une
sorte de classement, totalement subjectif bien sûr, car,
comme le souligne notre hypocondriaque préféré, on ne classe
pas de la même façon à New York et à Los Angeles, on a tous
un regard différent sur les images que nous livrent le monde.
A ce sujet, la photographie qu’en fait Michael Moore en
cet après 11 septembre parvient à les contenir toutes :
son Bowling for Columbine s’interroge sur le nombre
disproportionné de meurtres par armes à feu commis aux Etats-Unis,
en particulier par rapport au Canada voisin, où rien ne
se passe, ce que semble d’ailleurs déplorer, dans son trip
personnel, l’ami Woody…
En Iran, faut-il voir la femme qui se libère (Ten)
ou celle qui s’immole (Bemani) ? En Palestine,
faut-il appréhender le poids des checkpoints comme E.S.
(Intervention divine) ou comme Rana (Rana’s wedding)
? En Argentine, où est la frontière entre flic (La Bonaerense)
et voyou (El Oso rojo) ? Lorsqu’on est Kurde, comment
peut-on survivre sur la frontière Iran/Irak (Les Chants
du pays de ma mère) ? Par quoi vaut-il mieux se faire
voler son enfance : une école coranique du Bangladesh (L’Oiseau
d’argile) ou les rues de Rio (Cidado de Deus)
? La violence est-elle la seule échappatoire au Brésil (Madame
Satâ) ? Ou bien faut-il lutter, s’engager pour une cause
: celle des sans-papiers (Une pure coïncidence),
celle de l’antimondialisation (Bella Ciao, Carlo Giuliani
ragazzo) ?
Les stances et le talent en moins, avec tous ces questionnements,
ne dirait-on pas du Corneille ? A ceux-ci, on trouve quelquefois
réponse dans l’Histoire : celle du déplacement de populations
et du génocide arménien (Ararat) ; celle, foisonnante,
d’un pays aujourd’hui sinistré (Russian ark) ; celle
qui installe dès 1948 la haine et la tragédie de l’incompréhension
entre juifs et Palestiniens (Kedma). L’histoire vraie,
celle de Wladislaw Szpilman (Le Pianiste), improbable
rescapé du ghetto de Varsovie et de l’Histoire la plus sombre
que nous ayons eue à connaître.
D’autres destinées, réelles ou fictives, arborent déjà plus
de légèreté dès lors que le choix y préside : Jang Seung-eop, dit Ohwon, peint avec la rage d’exorciser sa condition
miséreuse (Ivre de femmes et de peinture) ; Ernesto
Picciafuoco, mécréant invétéré, subit le complot de l'Église
et de sa famille, décidées à béatifier sa mère (L’ora
di religione) ; Tôyo et Yoshiko abandonnent leur Japon
natal pour se perdre au fin fond du Jura, Le Pays du
chien qui chante, et peut-être avoir un enfant ; à Manchester,
Tony Wilson invente le hard-rock à ses risques et périls
(24 Hour party people).
Les destins basculent aussi pour embrasser des univers plus
réjouissants, le malheur des uns faisant le bonheur des
autres : Morvern Callar connaît une gloire littéraire,
et usurpée, grâce au suicide de son ami ; une étudiante
top niveau fait connaissance avec les désordres de Jane,
sa belle-mère (Laurel Canyon) ; après s’être fait
tabassé, un homme intègre l’univers des exclus, avec à la
clé une belle histoire d’amour (L’Homme sans passé).
L’amour encore : fatal à Marie-Jo et ses deux amours,
irrépressible entre Barry et Lean (Punch-drunk love),
impatient pour Roon et Min (Blissfully Yours), déconseillé
entre Shirley et Jimmy (Once upon a time in the Midlands),
non consommé pour Camilia (Le Principe de l’incertitude).
Le drame et la douleur n’ont pourtant pas dit leur dernier
mot : Liam évalue mal les conséquences de son amour pour
sa mère (Sweet sixteen) ; Baygon convie ses amis
au jeu dangereux du souvenir (De zéro à dix) ; Olivier
est confronté au duel de la haine et du pardon (Le Fils)
; Jean-Marc ne parvient plus à maîtriser son incroyable,
mais vrai, mensonge (L’Adversaire) ; Spider
passe de l’enfance à la folie et à l’enfermement.
Et de fait, la solitude et l’isolement marquent leur territoire
: celui de la pauvreté et de la lassitude de ces résidents
d’une cité londonienne (All or nothing) ; celui de
l’ennui et de la vacuité d’une petite ville où rien ne se
passe (Bord de mer) ; celui de la liberté sans laquelle
Grazia est incapable de vivre (Respiro) ; celui d’un
cinéma X où le quotidien prend des allures sordides (La
Chatte à deux têtes) ; celui de l’enceinte des murs
d’une prison, brusquement brisée par l’arrivée d’une troupe
de théâtre (Tomorrow la Scala) ; celui d’un camp
de rééducation, où les interdits deviennent rédempteurs
(Balzac ou la petite tailleuse chinoise).
Si, entre fureur, renoncements et violences, il est une
lueur d’apaisement, elle nous vient des aînés : de ceux
qui aiment encore (Too young to die), de ce retraité
qui renoue avec un certain équilibre (About Schmidt),
de cette vieille Mexicaine qui gomme la tendance suicidaire
d’un homme (Japón), de cette super-mamie du Lower
East Side new yorkais qui, non sans mal, essaie de maintenir
ses troupes dans le droit chemin (Long way home).
Régulièrement, ce Festival aura aussi posé la question de
l’honnêteté intellectuelle ou celle de savoir si l’habit
fait ou ne fait pas le moine. Il aura également jeté en
vrac des objets, lieux, animaux, comportements récurrents
: chaussettes, écoles coraniques, dentiers, check point
de Ramallah, oiseaux, boîtes à chaussures, chiens, cinéma,
roulette russe… Ceux qui étaient là devraient s’y retrouver.
Marie-Jo Astic
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