Après
s'être félicité des choix du jury (Moretti,
Haneke), avoir regretté les oublis majeurs concernant la
sélection made in France aussi bien pour certains films
que pour leurs interprètes (Rivette/Balibar, Dupeyron/Caravaca,
Khan/Cassetti, Oliveira/Piccoli), déploré la rareté
des récompenses (une seule Caméra d'Or pour vingt-quatre
premiers films), le festivalier émerge d'un univers aussi
proche qu'étrange, construit sous ses yeux en douze jours
par près de cent histoires de cinéma.
Des personnages particulièrement marquants se dessinent,
servis par autant d'interprétations remarquables : Stefano
Casseti, alias Roberto Succo, le tueur fou ; Billy Bob Thornton,
inquiétant coupeur de cheveux des Coen brothers ; Drea
Dematteo, épouse, mère et dealeuse chez Abel Ferrara
; Jack Nicholson, que Sean Penn a su dépouiller de ses
excès ; Dora van der Groen, la craquante Pauline de Paulette ; Michel Piccoli, flamboyant Gilbert Valence qui rend les armes.
Celui-là fait partie des "vieux" plutôt
réjouissants de ce festival et qui ne s'en laissent pas
compter. Ainsi L'homme qui marchait dans la neige (Ken Ogata) et entretenait savamment le doute sur son niveau de sénilité
; ainsi Victor Argo, à qui Amos Kollek offre grâce
à Queenie une seconde jeunesse.
Toujours avec le même Piccoli, nous suivons le fil du théâtre
: Shakespeare et Ionesco pour lui, Pirandello pour Sergio Castellitto
et la superbe Camille de Va savoir, Tchekhov pour la belle
Chiara Mastroianni, perfectionniste à la ville comme à
la scène dans Le parole de mio padre ; sans oublier
les succès ou échecs sur les planches du duo féminin
de La répétition (mention spéciale
à l'introvertie Pascale Bussières).
Il y eut d'autres duos mémorables, doubles duos pour Betty/Diane
(Naomi Watts) et Rita/Camilla (Laura Elena Harring) propulsées
dans Mulholland Drive par David Lynch, anormalité
dérangeante pour Erika et Walter disséqués
par Michael Haneke, histoire d'amour très particulière
de Clément, signée Emmanuelle Bercot.
Il y eut aussi de formidables trios et deux formidables huis clos.
Dirigés par Doillon, ils sont Fred, Sylvia et Alex et tentent
de redresser un cap Carrément à l'ouest.
Carrément foutu est en revanche l'avenir et la gueule
de ceux de La Chambre des officiers.
Plus ou moins bien refermées, d'autres cicatrices posent
l'interrogation du lendemain d'une terre détruite (Domani),
du vécu d'un frère perdu (Pau et son frère)
ou du sentiment d'être passé à côté
de l'essentiel (Amour d'enfance).
Un mal-être qui devient envahissant et se concrétise
dans l'alcoolisme (La Femme qui boit), se perd dans les
désillusions et la fatigue (Le Pornographe), explose
dans la cinématographie asiatique (Distance, Desert
Moon, Millenium Mambo
) : symboles de la communication
d'aujourd'hui et de ses frustrations, certains portables s'offriront
d'ailleurs quelques belles valdingues. On a mal à son âme
avec Martha, mal à son corps avec La Pianiste
La passerelle pour le domaine de l'absurde est toute proche :
absurde de l'american way of life (Storytelling),
mais encore et toujours celui de la guerre (No man's land, La Chambre des officiers), de l'intégrisme soft
(Fatma) ou hard (Kandahar), de la peine de mort
(Made in the USA), des régimes politiques (Slogans, Taurus), de la misère (Bolivia). Avec cet
extrême dans le non-dit que seul Claude Lanzman a su et
sait faire parler (Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures).
A l'échelle d'une famille, Nanni Moretti fait de la souffrance
et du deuil un film d'une irréprochable justesse dans La Chambre du fils.
Mais, parce qu'il faut aussi savoir en rire, il arrive que le
cinéma ne se prenne pas au sérieux et s'offre le
plaisir de détourner le drame des pauvres gens (Moulin
Rouge), l'introspection de nos égos (Human nature)
ou encore l'étrangeté de nos relations amoureuses
(De l'eau tiède sous un pont rouge).
Marie-Jo Astic |