Run |
Le fou errant à travers la ville... Coproduit par divers partenaires dont Arte, Canal+ Afrique et la Cinéfondation du Festival de Cannes, Run est le premier long métrage de fiction de Philippe Lacôte, auteur de documentaires et de courts métrages. Le film est au carrefour de l'allégorie politique, du récit d'initiation et du conte africain, sans que jamais le mélange des genres ne vienne troubler l'harmonie de l'ensemble, en dépit de quelques temps morts. Le récit démarre par l'assassinat du Premier ministre ivoirien par un jeune mendiant à l'apparence de fou, qui s'enfuit en courant et erre à travers la ville. Son nom est précisément Run, nous apprend-il en voix off. Le jeune homme se réfugie ensuite chez Assa, son maître qu'il assimile à un second père. Assa l'a jadis formé à faire tomber la pluie. Run raconte alors son passé et différents flash-back viennent éclairer son parcours... Au premier abord, l'œuvre est ouvertement politique et l'on pourrait penser qu'elle se situe dans le prolongement de Timbuktu, l'autre film africain de la sélection officielle de Cannes 2014. Il faut dire que le réalisateur se réfère au cadre sociopolitique récent de la Côte d'Ivoire, tombée ces dernières années dans les griffes de mouvances nationalistes xénophobes que le réalisateur dénonce de façon ostensible : Run est l'histoire d'une vengeance face à la cruauté de certains groupuscules patriotes, qui font ici écho à l'obscurantisme des fondamentalistes du film d'Abderrahmane Sissako. Pourtant, le jeune homme lui-même avoue avoir agi en raison de motivations personnelles et non par idéologie. Run peut alors se lire comme le récit d'un individu pris au piège du déterminisme, et qui tente tant bien que mal d'échapper à son destin, à l'image du Grigris de Mahamat Saleh Haroun, présenté en compétition officielle 2013.
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Mais le film est surtout dans la meilleure tradition du conte africain, qui inspira le plus grand cinéma, celui des Souleymane Cissé et Idrissa Ouedraogo. C'est d'abord perceptible par les différents volets de la narration, qui voient Run entreprendre trois existences, dont celle menée auprès de Gladys la mangeuse, une foraine qui l'avait pris sous sa protection lorsqu'il était adolescent, et avec qui il entretenait des rapports troubles. On appréciera ici l'absence du politiquement correct chez le cinéaste, qui se risque à des allusions sexuelles audacieuses et surtout à une vision atypique des rapports avec la nourriture. Une séquence digne de La Grande bouffe ne manquera pas d'offusquer les tenants d'un certain catéchisme humanitaire, ce dont on se réjouit à l'avance. Mais on appréciera surtout les passages les plus ésotériques du film, dans lesquels le surnaturel et l'onirisme apparaissent en filigrane, d'autant plus qu'ils sont mêlés à des scènes d'un réalisme nimbé de mystère, Lacôte filmant des rituels où des corps enduits de jaunes d'œuf et de crachats sont préparés à des missions périlleuses. Ces passages contrastent avec les plans mettant en lumière l'acculturation inhérente au continent africain, comme cette nuit en discothèque au cours de laquelle Run et l'amiral (le chef des jeunes patriotes) improvisent un potlatch provocateur via des tournées d'alcool... Jamais le manque de moyens ne vient entacher la mise en scène, le cinéaste présentant un modèle de sobriété et d'épure, décelé dès la première séquence, et qui trouve son apogée dans de superbes plans fixes. Bien servi par la photo du chef opérateur israélien Daniel Miller, Run permet aussi d'apprécier le talent d'Isaach de Bankolé (dans le rôle d'Assa) : l'acteur fétiche de Claire Denis, que l'on a pu voir à Cannes dans des films aussi divers que Noir et blanc, Ghost Dog, la voie du samouraï, Manderlay ou Le Scaphandre et le papillon, révèle ici un beau talent de maturité. Gérard Crespo
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1h40 - Côte d'Ivoire, France - Scénario : Philippe LACÔTE - Interprétation : Abdoul Karim KONATÉ, Isaach de BANKOLÉ, Alexandre DESANE, Reine Sali COULIBALY, Abdoul BAH. |