Alvin Straight on the road...

Sur le papier, l'histoire relatée dans The Straight Story apparaît comme une sorte de gag, un exercice d'incongruité scénaristique. On a tendance à ne pas pouvoir prendre au sérieux la démarche qui consiste à raconter le curieux projet d'un papy de soixante-treize ans conduisant une tondeuse auto-tractée à travers l'Iowa et le Wisconsin pour se rendre auprès de son frère. Et on a tort. David Lynch nous a habitués à la déjante : depuis Erasherhead jusqu'à Lost Highway, ses films regorgent de figures décalées, inquiétantes, saugrenues ou mystérieuses. Alors on se dit qu'ici encore on va avoir droit à une visite guidée de l'inconscient tordu de l'Amérique, avec son lot -toujours fascinant- de personnages hors-normes.

Et voilà qu'on découvre une oeuvre stupéfiante de simplicité et de grâce, dans laquelle on serait bien en peine de trouver une trace de cette part d'ombre que le cinéaste a su filmer au coeur même de l'âme humaine. Alvin Straight, le héros de ce road-movie au ralenti, nous donne à voir l'envers lumineux de l'univers lynchien, et incarne (pour la première fois sans ambiguïté) son référent positif. The Straight Story est posé volontairement comme le double de Lost Highway : l'auto-citation y apparaît clairement, notamment dans les plans de la ligne jaune qui se déroulent devant les yeux du voyageur.

Mais ici l'obscurité a fait place à la lumière, le meurtre à l'amour, l'errance au dessein. Loin de contredire ses films précédents, Lynch ajoute désormais un contrepoint décisif à l'ensemble d'une œuvre marquée par une rare cohérence. Et la silhouette de Richard Farnsworth, cow-boy improbable et dérisoire, prend dorénavant sa place au sein de celles des héros que le cinéma nous donne encore quelquefois à admirer.

Daniel Rocchia