Manu et Alain : chantiers en Corrèze

Il s'agit de grands sentiments fouettés par le quotidien. D'une mue irréversible qui saisit l'individu et l'oblige à éclore. Cela parle d'un malaise profond, d'une existence même pas avortée, d'un présent qui ne chante pas. Alors il faut forcer le destin, le provoquer et rêver sa vie. Pour ce faire, Alain va devoir se remettre en cause, casser ses incertitudes et plier le monde à sa dimension. Un formidable Samuel Le Bihan (qui nous avait subjugué dans la pièce Un tramway nommé désir) va oser quitter un travail et, de rupture en rupture, faire place nette afin de rencontrer l'autre.

Lors d'un stage, dans la Corrèze profonde, il va mettre en péril son couple, l'amour de sa fille, obsédé par l'idée de redonner un sens à sa vie en devenant conducteur d'engins, de ces machines bulldozers qui redessinent un paysage, peuvent éventrer la nature pour la remodeler à l'image de l'homme. C'est dans l'amitié avec Manu, étrange stagiaire, son double en échec, qu'il va puiser cette force et accomplir sa mission. La fin du film est ouverte. Lui a tout réussi, Manu a tout échoué. Il va le sauver et l'emmène à Paris, vers sa famille ou vers leur destin, vers un horizon où l'amitié est une vraie valeur et où le fort doit soutenir le faible.

C'est un magnifique chant d'humanité qui fait honneur à la réalisatrice Emilie Deleuze. Filmé avec soin, une musique forte et angoissante rythmant le processus de maturation du protagoniste, avec des ruptures d'humeur qui permettent aux scènes de s'enchaîner avec fluidité, l'ensemble compose un des plus beaux films que cette veine d'un nouveau réalisme à la française ait pu produire ces dernières années.

Jean-Paul Icardi