Heureux comme Lazzaro |
Un ange passe Après Les Merveilles, chronique d’une famille italienne en Ombrie, Alice Rohrwacher poursuit dans la même voie et enrichit sa palette. Heureux comme Lazzaro démarre comme un récit rural marqué par l’opposition entre une famille d’agriculteurs pauvres et une aristocrate, propriétaire terrienne les exploitant avec des méthodes dignes du système féodal. Le rapport de classes qui s’ensuit fait songer à L’Arbre aux sabots d’Ermanno Olmi, dont l’action se situait au début du XXe siècle. Mais le sort réservé aux paysans dans le scénario d'Alice Rohrwacher est encore plus terrifiant, car le film sème des indices (le téléphone mobile) qui certifient que l’action se déroule bien de nos jours. Non seulement cette petite communauté ne semble pas toujours rémunérée, mais ses membres doivent des dettes à leur employeur et subissent au quotidien humiliations et mépris. Dans ce monde de brutes isolé du reste du pays sur les plans géographique et culturel, deux adolescents vont ébaucher une amitié : Tancredi, le fils de la marquise, dépasse ses airs d’enfant de bourgeois pour adopter une attitude rebelle à l’égard de sa mère ; Lazzaro quant à lui est l’un des fils de la famille paysanne : doux, taciturne et quelque peu hagard, il incarne la bonté même et cherche à satisfaire à la fois son jeune maître et sa famille envers laquelle il se comporte comme un membre idéal, travailleur et honnête. Le film bifurque soudainement dans sa seconde partie suite à un malencontreux accident dont sera victime Lazzaro. L’œuvre bouscule alors avec subtilité le confort narratif que semblait installer le début du métrage. Sans aller jusqu’au vertigineux jeu de miroirs de Mullholand Dr. de David Lynch, Heureux comme Lazzaro déconcerte dans le sens où le spectateur doit utiliser son aptitude à distinguer la réalité du rêve, un décor urbain et des habitants de bidonville se substituant aux paysages ruraux. |
En outre, une dimension fantastique (ou religieuse ?) s’inscruste dans ce qui est aussi une dénonciation des flagrantes inégalités sociales en Italie. Et si Alice Rohrwacher arrive tant à nous subjuguer, c’est qu’elle mêle des éléments d’explication rationnelle (un scandale judiciaire lié à une affaire d’escroquerie et d’esclavage moderne) à une veine mystique et ésotérique. « Nous avons voulu représenter le conte de fées avec toutes ses incohérences, ses mystères, ses retours extraordinaires », a déclaré la réalisatrice au Film Français, en précisant que « c’est de la vie que naissent les symboles, d’une manière tellement profonde et détaillée qu’ils deviennent la vie de tous, d’un pays, l’Italie dans sa transformation ». Le film d’Alice Rohrwacher n’est pas exempt de références à des jalons du cinéma italien : Tancredi (dont le prénom est celui d’Alain Delon dans Le Guépard) est aussi cet ange blond qui suscitera la même perturbation que celle exercée par Terence Stamp dans Théorème. Et l’amitié entre le riche héritier et le fils de paysans n’est pas sans faire écho à la relation entre Robert De Niro et Gérard Depardieu dans 1900. Il n’empêche que Heureux comme Lazzaro a sa singularité et confirme le talent d’une réalisatrice qui refuse de se conformer à un genre ou d’appartenir à une chapelle d’auteurs. Ajoutons que le film doit aussi beaucoup à sa troupe d'acteurs dont Nicoletta Braschi (muse et épouse de Roberto Benigni), Alba Rohrwacher (sœur de la réalisatrice), et le jeune Adriano Tardiolo, dont le magnétisme irradie l’écran. On aura compris que l’œuvre vaut plus que le détour. Il s’agit en fait de l’un des films les plus stimulants de la compétition officielle cannoise.
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2h10 - Italie, France, Suisse, Allemagne - Scénario : Alice ROHRWACHER - Interprétation : Adriano TARDIOLO, Nicoletta BRASCHI, Sergi LOPEZ, Alba ROHRWACHER, Tommaso RAGNO, Agnese GRAZIANI. |