Les Éternels
Jiang Hu Er Nv
de Jia Zhangke
Sélection officielle
En compétition









Rivières, lacs et sentiments

Les Éternels est né de la frustration de Jian Zhangke d’avoir supprimé des scènes sentimentales dans Plaisirs inconnus et Still Life. Les deux films étaient déjà interprétés par Zhao Tao, sa muse et épouse, qui incarne ici Qiao, une femme entre deux âges qui va connaître une désillusion amoureuse. Éprise de Bin, un petit caïd de la pègre locale de Datong, dans la région des mines de charbon au nord-ouest de la Chine, elle prend un jour sa defense alors qu’il est attaqué par une bande rivale. Elle écope alors d’une peine de cinq ans de prison. À sa sortie, c’est la grande désillusion… Comme souvent chez Jian Zhangke, le récit se déroule sur plusieurs années, ici du début du XXIe siècle à 2016. Le réalisateur prend à nouveau pour cadre géographique sa région natale, victime de la désindustrialisation, et qui était au cœur de la narration du documentaire 24 City. Et à l’instar de Au-delà des montagnes, l’évolution des personnages est parallèle à celle d’un pays qui en vingt ans a connu des mutations profondes en adoptant les codes de l’économie de marché, de l’individualisme croissant et d’une corruption récurrente. Car si le parcours de Qiao est central dans l’histoire, son environnement occupe une place essentielle et les hommes qu’elle croisera sont des archétypes de tout un pan de la nouvelle société chinoise, du promoteur immobilier véreux au représentant de commerce marchand d’espoir (la scène dans le train). Cette description du contexte socio-économique est aussi présente dans la seconde partie, qui voit Zhao partir à la recherche de son compagnon, avec pour décor la région des Trois Gorges, au bord du fleuve Yangtze, où la construction d’un barrage menace de faire disparaître des villes entières. Si ces éléments sont loin d’être une digression, ils ne doivent pas occulter pour autant le beau portrait d’une femme qui va passer du statut de victime à celui de dominatrice, dans une structure en trois parties :

elle mêle brillamment lenteur du rythme (290 minutes de projection) et ellipses déroutantes pouvant donner à l’œuvre un caractère abscons et confus, ce qui avait été aussi le cas de A Touch of Sin. Mais cela ne fait que renforcer la volonté de se concentrer sur le fil d’une narration à multiples niveaux. Car ce portrait de femme est tout sauf limpide, d’autant plus que la personnalité de Qiao est complexe : elle se montre à la fois mère courage et arnaqueuse, femme naïve et manupulatrice, amoureuse sincère et masque de froideur. L’interprétation de la divine Zhao Tao n’est pas pour rien dans la réussite de ce personnage féminin ambigu. Les Éternels est enfin une belle réflexion sur les espoirs déçus et la contradiction entre l’attachement aux racines et la quête d’une autre vie. Le réalisateur a ainsi déclaré : « Il existe un endroit que Qiao ne parvient jamais à atteindre : le Xinjiang […] Peut-être avons-nous tous un Xinjiang en nous, un de ces lieux où nous n’irons jamais, moins à cause de la distance que de la difficulté à commencer une vie nouvelle. Il est difficile de rompre les liens affectifs, d’oublier nos amours, nos souvenirs et nos habitudes, et cela nous cloue sur place […] Notre dignité d’êtres humains apparaît dans l’issue de cette lutte pour nous échapper. » Et comme à son habitude, Jian Zhangke dépasse les conventions du « drame psychologique » pour emprunter plusieurs genres, du western au thriller (terrifiante scène de baston), en passant par le film politique et même fantastique ; pour la première fois dans sa filmographie, on décèlera même de (furtives) pointes d’humour. Film cohérent dans l’œuvre de Jiang Zhangke, Les Éternels est âpre et déconcertant mais récompensera qui fera l’effort de cerner la richesse de son matériau.

Gérard Crespo



 

 


2h30 - Chine, France, Japon - Scénario : JIA Zhangke - Interprétation : ZHAO Tao, FAN Liao, FEN Xiaogang, YI'NAN Diao, ZHEN Xu.

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