Poesia sin fin |
« Le réalisme est aussi irréel que n'importe quelle image » Dans l’effervescence de la capitale chilienne Santiago, pendant les années 1940 et 50, Alejandrito Jodorowsky, âgé d’une vingtaine d’années, décide de devenir poète contre la volonté de sa famille. Il est introduit dans le cœur de la bohème artistique et intellectuelle de l’époque et y rencontre Enrique Lihn, Stella Diaz Varín, Nicanor Parra et tant d’autres jeunes poètes prometteurs et anonymes qui deviendront les maîtres de la littérature moderne de l’Amérique Latine. Immergé dans cet univers d’expérimentation poétique, il vit à leurs côtés comme peu avant eux avaient osé le faire : sensuellement, authentiquement, follement... Il s'agit du second volet d'une autobiographie prévue en trois parties, et qui avait débuté par La Danza de la realidad. Après avoir relaté son enfance, Alejandro Jodorowsky se focalise sur ses années d'adolescence et de jeunesse, dans une suite de saynètes oscillant entre la comédie bouffonne, l'onirisme surréaliste et le récit d'initiation. Le Santiago relaté par « Jodo » n'est guère plus réaliste que dans son précédent film, et le cinéaste atteint la quintessence de son art dans des séquences à la fois grotesques et sublimes, documentaires et fantasmées, dialoguées et musicales, qui ne sont pas sans évoquer le Fellini d'Amarcord ou le Solanas du Sud. On trouve bien sûr un arrière-plan politique quand le cinéaste aborde la lutte des classes (l'humiliation de miséreux par son odieux père) ou l'aveuglement d'un peuple face à un pouvoir autoritaire ; on découvre que l'opinion publique chilienne des années 1940 se partageait entre pro-nazis et partisans des Alliés, comptant les buts comme lors du déroulement d'un match de foot... Poesia sin fin vaut aussi par cette évocation du quotidien d'artistes plus ou moins passés à la postérité, luttant contre les préjugés d'une société sclérosée : le film fait ici écho à quelques biopics d'artistes, reconstitutions soignées d'une époque révolue, de Frida à La Danseuse. Mais le film de Jodorowsky, on s'en doute, transcende les conventions du genre, d'autant plus que l'artiste dont il est question n'est autre que le réalisateur lui-même.
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Et avant de se consacrer au 7e art, Jodorowsky a été poète, acteur, mime, sculpteur, clown, metteur en scène, et collabora avec Maurice Chevalier mais aussi et surtout Topol et Arrabal... Jouant sur l'autodérision davantage que le nombrilisme, le réalisateur livre alors une introspection baroque et foisonnante. De la mère qui s'exprime seulement par le chant lyrique à la poétesse opulente (les deux femmes étant interprétées par la sublime Pamela Flores), la faune qui gravite autour de l'artiste est digne d'une toile de Bosch. Et ce d'autant plus que l'œuvre est d'une beauté hypnotique sur le plan plastique. À ce niveau, le cinéaste est bien épaulé par le chef-opérateur Christopher Doyle dont les couleurs rutilantes sont en osmose avec la folie de la narration. On ne saurait pourtant parler d'esthétisme gratuit, tant le réalisateur canalise tout excès et arrive à concilier réalisme et imaginaire : « Pour moi, le mouvement de la caméra ne doit pas se remarquer. Je ne veux pas qu'on se demande à quoi il correspond. Donc, je me débrouille toujours pour le camoufler […] Par ailleurs, je préfère la composition géométrique des plans. Donc je bannis les rails de travellings qui font des mouvements rectilignes et je préfère placer ma caméra sur […] ces engins à deux roues qui permettent des mouvements plus naturels. Je veux libérer la caméra pour arriver à des mouvements organiques », a-t-il déclaré lors d'un entretien avec Michel Ciment*. Et si l'on pourrait multiplier les références (Browning pour la défense des artistes estropiés, Ophuls pour les scènes de cirque, Greenaway pour les délires sexuels), la singularité de Jodorowsky est bien là, et le cinéaste se permet même de jouer sur la corde émotive, à travers la mise en abyme exercée par le choix de ses deux fils pour incarner deux figures centrales du récit. On attend donc avec impatience l'évocation de son existence à Paris, ultime épisode d'un triptyque qui se présente comme l'un des plus aboutis du cinéma. * Positif, octobre 2016 Gérard Crespo
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2h10 - Chili, France, Japon - Scénario : Alejandro JODOROWSKY - Interprétation : Adam JODOROWSKY, Brontis JODOROWSKY, Leandro TAUB, Pamela FLORES, Julia AVEDANO. |