Jodorowsky's Dune
de Franck Pavich
Quinzaine des réalisateurs
Ouverture


Sortie en salle : 16 mars 2016




La folie des grandeurs

Sorti en 1965, Dune, le livre de Frank Herbert, est un succès mondial et devient le livre de science-fiction le plus vendu au monde. En 1975, le producteur français Michel Seydoux propose à Alejandro Jodorowsky une adaptation très ambitieuse de Dune, au cinéma. Ce dernier, déjà réalisateur des films cultes El Topo et La Montagne sacrée, accepte. Il rassemble alors ses « guerriers » artistiques, dont Jean (Moebius) Giraud, Dan O’Bannon, Hans-Ruedi Giger et Chris Foss qui vont être de toutes les aventures cinématographiques de science-fiction de la fin du siècle (Star Wars, Alien, Blade Runner, Total Recall etc...). Le casting réunit Mick Jagger, Orson Welles, Salvador Dali, David Carradine ou Amanda Lear, mais également son jeune fils Brontis Jodorowsky ; Pink Floyd et Magma acceptent de signer la musique du film… L’équipe de production recherche 5 millions de dollars pour finaliser le budget et se heurte à la peur des studios hollywoodiens qui craignent le tempérament de Jodorowsky… Jodorowsky’s Dune retrace l’extraordinaire épopée de ce film fantôme qui devait être « le plus grand film de l’histoire du cinéma » et changer à jamais la face du 7e art.

Présenté à Cannes en 2013, Jodorowsky’s Dune aura pris du temps avant une sortie officielle sur les écrans français. Ayant tout de même tourné dans pas mal de festivals, le documentaire a acquis une bonne réputation, dévoilant dans le détail ce projet démesuré qu’avait eu Jodorowsky au milieu des années 70. Le film nous plonge d’ailleurs dès son introduction dans cette époque, notamment avec la musique synthétique analogique très typée Tangerine Dream/Klaus Schulze/kosmische musik assurée par Kurt Stenzel. Une des ambitions du cinéaste quand il s’est lancé dans Dune était de produire chez le spectateur les effets du LSD. Fidèle à son image de mystique halluciné, sa version très libre du roman de Frank Herbert raconterait la création d’un prophète et la naissance d’un Dieu pour illuminer l’univers. Il reverrait absolument tous les codes de la science-fiction au cinéma. Hélas, jamais un projet n’a été aussi avancé avant d’échouer. En résulte selon le réalisateur Richard Stanley (Hardware, Le Souffle du Démon) un des films les plus influents jamais tournés. En effet, un livre monumental a été conçu, rassemblant tout le storyboard de Moebius (3000 dessins), le design des costumes, des vaisseaux, les peintures de Giger et Chris Foss, etc. Ce Saint Graal a circulé dans tous les grands studios de Hollywood et de nombreuses idées ont finalement atterri dans d’autres films : Alien pour sûr mais aussi des longs métrages de science-fiction très variés sont évoqués (La Guerre des étoiles, Flash Gordon, Les Aventuriers de l’arche perdue, Terminator, Les Maîtres de l’univers, Prometheus), qui auraient repris des éléments du Dune de Jodorowsky. Le livre est si volumineux et détaillé que Nicolas Winding Refn (Le Guerrier silencieux, Drive, Only God forgives) affirme pour sa part que le film existe et qu’il est génial car non seulement il a pu voir ce qui se trouvait dedans mais en plus Jodorowsky lui a raconté chaque séquence du film comme s’il se déroulait devant ses yeux.

Le documentaire de Frank Pavich offre un rapide background pour présenter Jodorowsky, en s’arrêtant sur ses pièces de théâtre d’avant-garde au Mexique dans les années 60 puis son premier film scandaleux, Fando y Lis (1967), qui sera suivi par deux œuvres cultes au succès inattendu, El Topo en 1970 puis La Montagne sacrée en 1973. Ayant obtenu un million de dollars pour faire ce dernier film, il fallait pour Jodorowsky taper encore plus fort pour la suite. Son producteur Michel Seydoux lui donne carte blanche. C’est alors que Jodorowsky cite le livre de Frank Herbert initialement publié en 1965 mais déjà un classique. Le comble est qu’il ne l’a même pas lu. Hollywood leur cède les droits pour une bouchée de pain car le roman est réputé inadaptable. Un château est loué pour travailler sur le projet durant les deux ans et demi qui vont suivre. Jodo doit alors constituer une équipe de « guerriers » et il est indéniable qu’il avait le flair pour repérer les génies de son époque. Il convoque d’abord Moebius dont les dessins deviennent sa caméra. Il embauche ensuite Dan O’Bannon, découvert avec Dark Star, aux effets spéciaux après avoir refusé de collaborer avec Douglas Trumball dont l’esprit trop business ne colle pas du tout à son entreprise artistique. Pour convaincre les gens, Jodo a des méthodes infaillibles et l’entendre raconter ces anecdotes est un pur régal.

Dans le cas d’O’Bannon, c’est une marijuana très spéciale qui fera l’affaire. L’équipe se construit donc ainsi et le casting est un des plus hallucinants qui soit : David Carradine (qu’il séduit avec des vitamines E), Udo Kier (qu’il a connu par le biais d’Andy Warhol) mais aussi Mick Jagger, Orson Welles (à qui il promet son chef français préféré) ou encore Salvador Dali (qui aurait été l’acteur le mieux payé de Hollywood, avec ses 100 000 dollars la minute) et sa muse Amanda Lear. Pour la musique, les Anglais de Pink Floyd avaient accepté de faire l’environnement sonore de la planète Arrakis alors que les Français de Magma auraient assuré celui de la maison Harkonnen.

Ce casting des plus improbables est dévoilé au fur et à mesure qu’on avance dans le documentaire. Le propre fils de Jodorowsky, Brontis, alors tout jeune adolescent, aurait incarné Paul Atreides et s’est entraîné intensément pendant ces deux ans et demi à toutes formes d’arts martiaux et autres pratiques acrobatiques. Chris Foss, connu pour ses couvertures de livres de science-fiction, est embauché pour le design des vaisseaux, ainsi que H.R. Giger dont l’univers très sombre et gothique colle parfaitement à la vision qu’a Jodorowsky de la maison Harkonnen. Ces deux artistes, en compagnie de Dan O’Bannon et Moebius, seront tous engagés pour travailler sur le film de Ridley Scott, Alien – Le 8e passager (1979), qui pour le coup n’aurait jamais vu le jour si Jodorowsky n’était pas passé par là auparavant. Ainsi, le documentaire de Frank Pavich, au travers d’interviews avec Jodorowsky et quelques-unes des personnes impliquées (que ce soit en France, en Suisse, en Angleterre ou aux États-Unis) nous donne peu à peu à imaginer ce qu’aurait donné ce projet, et cela fonctionne. Certaines animations simples donnent vie aux dessins et aux tableaux. Mais plus encore c’est le génie de la création qui est dévoilé et qui s’éloigne tellement du milieu de l’argent et du business hollywoodien. Jodorowsky aime le cinéma et l’art plus que tout et il en parle avec un dynamisme habité. Malgré ses 84 ans lors du tournage, sa passion est intacte et se ressent d’ailleurs dans son dernier film, le magnifique La Danza de la realidad.

Du premier plan séquence inspiré de La Soif du mal de Welles jusqu’au dénouement final, les séquences de son film avorté sont racontées en détail et nous mènent à croire que le film, quel que soit le résultat, n’aurait ressemblé à aucun autre. Ayant pris des libertés iconoclastes avec le texte original, Jodo fait du duc Leto un eunuque et sa femme aurait été enceinte avec une simple goutte de sang, ce qui aurait fait de Paul le fils du plaisir spirituel et non sexuel. Le cinéaste en vient même à dire qu’il a « violé » le texte de Herbert, mais « avec amour ». Au final, ce projet d’une vie (Jodo affirme qu’il se serait coupé les bras pour ce film) fera peur à tous les studios, pas seulement en raison de la personnalité de Jodorowsky mais aussi à cause de la longueur du film qui aurait pu dépasser les douze heures ! Jodorowsky’s Dune devient ainsi un bel éloge de l’ambition sans limites, ce sentiment qui, selon Jodo, permet de toucher à l’immortalité. C’est pourtant avec modestie qu’il avoue qu’il serait ravi si un cinéaste faisait de ce projet un film d’animation en utilisant toutes les techniques modernes. Gardant son pouvoir magnétique, Jodo nous émeut, nous fait rire, nous donne à réfléchir. Parfois drôle, parfois enragé, il peut s’emporter contre le système hollywoodien ou converser avec son chat mais se révèle toujours être un fabuleux conteur. Frank Pavich a su instaurer une confiance qui en fait un documentaire absolument jouissif à regarder, même si la forme est très sage et classique en opposition complète avec la personnalité du bonhomme. On en retire une leçon de vie très positive, qui mène à considérer tout échec comme un changement de direction, un parcours nécessaire pour renaître et aussi cette volonté de changer le monde par les rêves. C’est d’ailleurs durant ce tournage que Michel Seydoux proposera à Jodorowsky qu’ils retravaillent ensemble. Cela a donné La Danza de la realidad, la preuve même qu’un échec peut mener à une réussite. Au bout du compte, il nous reste aujourd’hui le Dune de David Lynch, qui sera réalisé en 1984 après que la fille de Dino de Laurentiis a récupéré les droits du livre. Ratage absolu pour certains (Jodo y compris, bien entendu) ou chef-d’œuvre grotesque, c’est là une autre histoire...

Maxime Lachaud

En collaboration avec le site aVoir-aLire




 

 


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