Sleeping Giant
Le Géant endormi
de Andrew Cividino
Semaine de la Critique

Sortie en salle : 17 février 2016




Black Hole

Adam, un adolescent paisible, passe les vacances d’été avec ses parents à quelques pas du Lac Supérieur, à la frontière entre les États-Unis et le Canada. Mais sa routine placide vole en éclat lorsqu’il se lie d’amitié avec Riley et Nate, deux cousins dont le temps libre se partage entre turpitude, insouciance et sauts périlleux du haut des falaises. La révélation d’un secret douloureux va entraîner plusieurs événements irréversibles qui mettront à rude épreuve leur amitié, et les changeront à jamais.

Inutile de chercher très loin pour distinguer le personnage clé de Sleeping Giant. Dès les premiers plans, le cinéaste Andrew Cividino le donne à voir plein cadre. Ce protagoniste intangible, présent d’un bout à l’autre de ce beau premier long métrage, n’est autre que le Lac Supérieur, le « géant endormi » mentionné par le titre éponyme. Plus qu’une manière de personnifier cette béance impénétrable qu’est l’adolescence, plus que le symbole du bouleversement fatidique auquel n’échapperont pas les jouvenceaux du film, cette vaste étendue d’eau cernée de falaises appose une aura évanescente sur le récit. Parce que Cividino jette avec Sleeping Giant un coup d’œil introspectif et rétrospectif sur sa propre jeunesse (qu’il passa justement au bord des Grands Lacs), ce dernier le fait en matérialisant ce même regard au sein de sa mise en scène. Tel un prisme au travers duquel Cividino scruterait en lui-même ses années adolescentes, le Lac Supérieur nimbe articulations scénaristiques, espaces et personnages. Point d’ancrage (ou pont) entre deux dimensions (celle du récit et celle du cinéaste), ce MacGuffin notoire absorbe toutes les composantes de Sleeping Giant pour les conjuguer au passé. De telle façon que tout ou presque y apparaît teinté d’une nostalgie ouatée, écartelée entre le vertige des regrets et l’imperméabilité - car les restes de candeur d’antan s’en étant allés, ils n’offrent plus désormais au Cividino adulte la bonne grille de lecture. Cette perte imminente et implacable de l’ingénuité, ce basculement inexorable d’un monde sur un autre, renvoient évidemment à Stand by Me (Rob Reiner, 1986), mais aussi à Mud (Jeff Nichols, 2012), autre film crépusculaire investi par la mort et l’angoisse afférente. À la différence près que ni la solidarité, ni la loyauté et encore moins le courage ne permettent ici tout à fait de la surmonter comme dans le film de Rob Reiner.
Non, par-delà sa nature de parcours initiatique linéaire (celui d’Adam), Sleeping Giant se présente comme une radioscopie de la fin de l’innocence, de son dernier sursaut avant de s’éteindre. La sérénité fallacieuse d’Adam, les ondoiements indécis de Riley, la méchanceté crasse de Nate, la crédulité de Taylor… point ici réellement de manichéisme entre les différents profils des adolescents mis en scène : l’optique n’est pas de les mettre dos à dos ou de susciter chez le spectateur une forme de hiérarchie, bien qu’une différence sociale les sépare malgré tout.

Au contraire, même en axant la focalisation à partir d’Adam, les teenagers se télescopent comme s’ils n’étaient qu’un seul ; cette peinture d’une trajectoire multiple tente par ailleurs de cerner la personnalité et la sexualité des protagonistes : à ce titre, on remarquera que la description de l’homosexualité naissante d’Adam évoque Tomboy de Céline Sciamma. Péripéties, amourettes, mensonges, méfaits, désillusions... chaque mouvement participe chez eux d’un dévoilement progressif de la morale. Le lac environnant, titanesque, serait-il à même d’engloutir à jamais cet intolérable tourment, de faire office d’échappatoire ? Riley et Nate lui vouent un culte sans faille et rêvent un jour d’y plonger depuis l’une des hautes falaises adjacentes. Performance dont ne cesse précisément de se gargariser leur dealer, authentique loser dont ne restent de ses probables belles velléités d’adolescent, plus que des ruines et quelques souvenirs ombrageux. Ultime refuge lui permettant d’échapper à ses obligations d’adulte : sa caravane à deux pas du lac, minable bicoque placardée d’images érotiques, où trônent sa console de jeux et son bang. Cividino ne croit décidément pas en la persistance de l’adolescence - ou du moins pas en sa saine pérennisation. L’exemple de l’écueil du père d’Adam semble à ce titre plus qu’évocateur.
Monde infini, informe et distendu s’imposant à nous de manière inopiné, le leurre de l’adolescence s’écroule aussi abruptement que son étreinte était vive. Tout juste son hôte a-t-il eu le temps de projeter ses premières illusions que celles-ci s’effondrent au moment même où elles semblaient aboutir. Trou noir - pour reprendre le Black Hole de Charles Burns - magnifique et atroce à la fois, jouissif et intolérable, rite de passage, qui arbitre l’existence à venir et redéfinit tous les codes que l’on jurait à jamais établis. Cet exercice du Coming of age a beau être une ritournelle des plus usitées au cinéma, Cividino s’en repaît avec une aisance manifeste, le tout en abordant adroitement les oscillations de l’identité sexuelle et en dessinant une belle réflexion sur la résilience. L’on aura beau reprocher à sa mise en scène un maniérisme un brin compassé, ce conformisme aux canons du cinéma d’auteur lui permet de trouver sa place sans heurts. Peu d’artifices, un cadrage au cordeau, une colorimétrie pastel jouant sur la variété des teintes - par esthétisme mais aussi pour contrebalancer les verts, gris et bleus du paysage mental environnant. La rhétorique visuelle est simple (une bonne chose pour évoquer sujet aussi trivial et insaisissable), mais laisse poindre une subtilité plus que prometteuse pour la suite. Belle découverte que ce cinéaste canadien, en somme.

Alexandre Jourdain

En collaboration avec le site aVoir-aLire

 



 

 


1h29 - Canada - Scénario : Andrew CIVIDINO, Aaron YEGER, Blain WATTERS - Interprétation : Jackson MARTIN, Reece MOFFETT, Nick SERINO, David DISHER.

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