Ivan le Terrible
Ivan Groznyy
Sergueï M. Eisenstein
Sélection officielle
Cannes Classics
Cinéma de la Plage


Sorties en salle : 18 mars et 10 juin 2015





L'aboutissement ultime d'un génie

C'est pendant la guerre qu'Eisenstein entreprit cette puissante fresque, qui devait initialement comporter trois époques. Le second volet (Le complot des boyards) subit les foudres de la censure soviétique et ne devait être montré qu'en 1958. Et la mort du cinéaste, en 1948, entraîna l'abandon du projet de tournage de la troisième partie. En dépit de ces aléas, Ivan le Terrible n'est pas une œuvre tronquée et l'histoire du cinéma lui a donné une réelle unité. On peut à cet égard regretter la stratégie commerciale des distributeurs de la version restaurée : ils ont préféré sortir en salles chacune des deux parties avec un intervalle de trois mois, instaurant l'idée dans l'esprit des nouvelles générations (et des chroniqueurs) qu'il s'agit de deux films différents (1). Cannes Classics a permis de lever cette ambiguïté en projetant en une seule soirée les trois heures de cette œuvre unique. Ivan le Terrible est ce que l'on ne nommait pas à l'époque un biopic. La vie d'Ivan IV de Russie (1530-1584) est ici évoquée en plusieurs tableaux, du couronnement controversé du premier tsar de la Russie à sa victoire définitive contre la conspiration des boyards (aristocrates revendiquant le pouvoir). Celui qui fut d'abord le prince de Moscou annexa, quelques temps après sa prise de pouvoir, les khanats de Kazan et d'Astrakhan, avant d'entreprendre la guerre de Livonie. Il créa ensuite un territoire pour ses fidèles et instaura un régime de terreur. Eisenstein a choisi de se centrer sur des événements et personnages emblématiques : le sacre d'Ivan (Nikolai Cherkasov), les intrigues de sa tante, Efrossinya Staritskaya, prête à tout pour porter son fils Vladimir sur le trône, les trahisons politiques et sentimentales du prince Kourbsky, l'assassinat de la tsarine Anastasia Romanov, la formation d'un corps de miliciens semant la terreur... Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, Les autorités soviétiques souhaitaient que le film exalte la nation, la figure historique d'Ivan étant ici utilisée pour glorifier Staline, seul garant de la cohésion du pays face à la subversion interne et aux agressions de l'ennemi (en l'occurrence l'Allemagne, explicitement citée dans le film). Il va sans dire que la première partie ne pouvait que flatter le Petit père des peuples, Ivan étant ici peint dans toute sa noblesse de sentiment, ne durcissant ses positions que dans l'intérêt général... Le second volet, qui insiste sur les ravages du culte de la personnalité, donne une image plus contrastée d'Ivan (et donc du dictateur soviétique), et c'est cette dimension qui déplut en haut lieu. Certains ont mis en exergue (surtout depuis la séparation ostentatoire des deux volets) la propagande manifeste de la première partie, ses raccourcis historiques et sa grandiloquence formelle. Pour ce qui est des deux premières critiques, c'est oublier qu'Eisenstein n'avait précisément pas le choix.

La troisième remarque n'est guère plus fondée, la splendeur de la photo (Andrei Moskvin et Eduard Tisse) et des décors (d'Eisenstein lui-même) ayant précisément pour fonction de mettre en lumière l'exubérance du tsar et sa mégalomanie, comme Welles le fit avec Citizen Kane (2). Il est d'ailleurs savoureux de noter que ce sont les mêmes critiques qui avaient été formulées par le pouvoir communiste pour la seconde époque et il y a soixante-dix ans... Ce qui fait toujours la force d'Ivan le Terrible, c'est la puissance d'une mise en scène à la fois cohérente et surprenante (dans les deux parties). Entièrement tourné en studio, le film limite les prises de vue extérieures et le montage expérimental du Cuirassé Potemkine, ce qui n'en fait pas pour autant une œuvre statique et académique. Opéra filmique grandiose, magnifié par la musique de Prokofiev, Ivan le Terrible utilise les jeux d'ombre ou les gros plans découpant les visages avec une subtilité rarement atteinte au cinéma. Et la beauté stupéfiante des séquences en couleur (la dernière demi-heure) suscite une jubilation esthétique qui n'a d'égale que celle ressentie à la vision des scènes de cirque dans Lola Montès. On regrettera juste l'emphase de certain interprètes dont l'Artiste du peuple Serafima Birman, donnant certes une dimension expressionniste, mais auxquels on préférera le jeu plus nuancé de Cherkasov ou Pavel Kadochnikov, étonnant en jeune prétendant au trône simple d'esprit et illuminé. Monument du 7e art, Ivan le Terrible a fait l'objet d'une restauration numérique son et image effectuée par MOSFILM Cinema Concern sous la supervision de Karen Shakhnazarov.

  1. Cette mode des sorties espacées des différentes parties d'un film, sans doute influencée par les séries télévisées et leurs sempiternelles saisons, touche de plus en plus le cinéma d'auteur. Le diptyque Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa et, plus récemment, Les 1001 nuits de Miguel Gomes ont en fait les frais. Outre le fait que le spectateur doit payer deux ou trois fois plus cher le prix du billet d'une séance unique, cette dilution dans le temps rend moins aisé l'exercice critique. Quel distributeur et quels exploitants oseraient aujourd'hui programmer la même semaine des projets de l'envergure de Shoah ou Heimat ?

  2. Un flash-back sur l'enfance d'Ivan et les rapports avec sa mère révèle une autre correspondance troublante entre les deux films.

Gérard Crespo





 

 


1945 - 1h40 (1ère partie) et 1h26 (2e partie) - URSS - Scénario : Sergueï M. EISENSTEIN - Interprétation : Nikolai CHERKASOV, Lyudmila TSELIKOVSKAYA, Serafina BIRMAN, Mikhail NAZVANOV, Mikhail ZHAROV, Pavel KADOCHNIKOV.

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