Huit et demi |
La douleur de vivre Un réalisateur dépressif fuit le monde du cinéma et se réfugie dans un univers peuplé de souvenirs et de fantasmes. Surgissent des images de son passé, son enfance et l’école religieuse de sa jeunesse, la Saraghina qui dansait sur la plage pour les écoliers, ses rêves fous de « harem », ses parents décédés. Dans la station thermale où il s’est isolé, son épouse Luisa, sa maîtresse Carla, ses amis, ses acteurs, ses collaborateurs et son producteur viennent lui tourner autour, pour qu’enfin soit réalisé le film sur lequel il est censé travailler. Après le triomphe critique et public de La Dolce Vita (1960), Federico Fellini obtint encore plus de liberté et réalisa ce film, sans doute son plus personnel, et l’un des plus brillants de l’histoire du cinéma. Le titre a fait l’objet de plusieurs interprétations, Fellini ayant simplement déclaré qu’il s’agissait du nombre total de ses films, en comptant les moyens métrages. Après la déconstruction du récit de La Dolce Vita, le réalisateur bouscule encore plus le langage cinématographique en proposant une narration éclatée, mêlant le réel et l’imaginaire, le passé et le présent, et multipliant les mises en abyme, avec une réflexion riche et complexe sur le métier de cinéaste et les doutes de l’artiste. Rompant définitivement avec sa période néoréaliste qui avait donné des œuvres puissantes mais classiques comme La Strada (1954), Fellini propose une histoire ouvertement autobiographique, le personnage de Guido (Marcello Mastroianni) étant manifestement son double. Comme Guido, Fellini a vécu sa crise de la quarantaine et était en proie à de nombreuses interrogations, sur son art mais aussi dans sa vie personnelle. Les figures féminines qui traversent le film sont ainsi inspirées des femmes qui ont traversé son existence. Luisa (Anouk Aimée) incarne son épouse Giulietta Masina, quand la voluptueuse Carla (Sandra Milo) est la reproduction de celle qui fut sa maîtresse pendant plusieurs années. Les autres femmes (prostituée de son adolescence, perle des îles, amies de producteurs, matrones plantureuses), sont la reproduction ou la peinture de figures réelles ou fantasmées. |
Il en est de même d’ailleurs avec les hommes : le cardinal, le magicien, le critique de cinéma ou la figure paternelle (Annibale Ninchi) sont issus de cette osmose entre deux univers dont la frontière est floue. Et au même titre que Buñuel brouillait les pistes dans Belle de jour, Fellini passe du pseudo-réalisme à l’inconscient avec une maîtrise rarement égalée. La première séquence est déjà révélatrice, qui voit Guido coincé dans un embouteillage, avant de parcourir les airs, attaché tel un ballon... Cauchemar de curiste. Luisa fait-elle une scène de ménage sur la terrasse de l’établissement, lui reprochant la présence de Carla à une table voisine ? Aussitôt au plan suivant les deux femmes se parlent avec courtoisie sur un ton amical, projection des fantasmes de réconciliation... Réconciliation qui culmine à la séquence suivante, Guido se retrouvant à son aise au sein d’un harem idéalisé... Tout Huit et demi est ainsi articulé, avec des références à la psychanalyse qui révèlent la dualité du créateur, partagé entre le besoin de jouissance et la culpabilité. Et si dans La Dolce vita, l’innocence apparaissait sous les traits de Valeria Ciangottini, Fellini s’offre ici une diva en la personne de Claudia Cardinale (dans son propre rôle ?), toute de blanc vêtue, et dont les traits évanescents sont l’image de la pureté. On pourrait multiplier les passages cultes de cette œuvre vertigineuse, des discussions philosophiques dans un hammam à la conférence de presse en plein air, sans oublier la farandole finale sous l’air désormais légendaire de Nino Rota. Huit et demi reçut un accueil élogieux, en dépit des réserves de certains, forcément décontenancés par une démarche aussi novatrice. Le film fut couvert de récompenses, dont l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. En mai 2014, Cannes Classics a présenté une version restaurée en numérique, réalisée depuis le négatif auprès du Laboratoire Eclair. Gérard Crespo
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1963 - 2h13 - Italie, France - Scénario : Federico FELLINI, Ennio FLAIANO, Tullio PINELLI, Brunello RONDI - Interprétation : Marcello MASTROIANNI, Anouk AIMÉE, Claudia CARDINALE, Sandra MILO, Barbara STEELE, Guido ALBERTI, Madeleine LEBEAU. |