Le Conte de la princesse Kaguya
The Tale of the Bamboo Cutter
de Isao Takahata
Quinzaine des Réalisateurs


Sortie en salle : 25 juin 2014




Un film ancestral

Grand maître dans l'ombre de Miyazaki, Isao Takahata a toujours officié à ses côtés et réalisé pour Ghibli une série de longs métrages d'une totale expression visuelle, passant d'une technique à l'autre en n'usant jamais d'un graphisme reconnaissable ou d'une quelconque signature. Pour autant, son œuvre semble aujourd'hui, sinon aussi cohérente, au moins aussi bouleversante que celle de Miyazaki. Pompoko (1994), fable écolo caustique, ou Le Tombeau des lucioles (1988), élégie funèbre autour de Hiroshima, sont les deux faces inverses d'une même filmographie pourtant obnubilée par des thèmes aussi vastes que l'identité japonaise, la Nature, la collectivité. Takahata est autant un réalisateur de mélodrame que de comédie, et cette Princesse Kaguya a tout d'une œuvre de sagesse, comme on l'a dit de Miyazaki et Le Vent se lève. Il n'y a pas ici de dimension testamentaire mais la sensation que Takahata a réussi à allier les tonalités à travers une fresque légère, inspirée du Conte du coupeur de bambous.

Le film commence comme une comédie poétique qui marque le décalage entre l'évolution naturelle d'une créature merveilleuse - Kaguya, d'apparence humaine - et les véritables capacités physiques des autres enfants (capacités moindres, cela va sans dire !) qui la découvrent comme un être précieux. Ses parents adoptifs, qui l'ont récoltée dans le jaillissement d'un bambou, représentent la campagne et sa réalité à l'époque féodale. Décalage entre le divin et le trivial, la grâce et le poids, le spirituel et le terrestre, puis ensuite entre la campagne et le pouvoir (Kaguya suivra son destin de princesse), cette alchimie qui ne fonctionne jamais est source de comédie : tout semble de valeur dérisoire à côté de Kaguya, qui semble contenir la force et la magie de chaque élément. Au fusain, le travail sur les impressions et le flottement évoque l'art naïf et, dans des moments plus sombres, les teintes renvoient à l'encre noir de la peinture japonaise du XVIIe siècle. Les différentes dimensions de noir contrastent avec les couleurs claires et enfantines (le vert de la Nature, les bleus qui semblent inachevés, réminiscences lumineuses de l'aquarelle et teintes profondes de la peinture sur rouleau) ; visuellement le film contient déjà les forces à l'œuvre dans le conte, celles de la comédie et de la tragédie. Car Kaguya est aussi le récit d'une appartenance sociale et familiale erronée : la jeunesse d'une princesse qui vit à la campagne, source de la terre, aux bras d'un vieux couple de paysans qu'elle devra abandonner pour suivre sa destinée royale. Très subtilement, le film bascule, avec l'avancée surnaturelle de l'âge de la princesse, vers une enfance trop vite vécue, un amour parental trop courtement partagé : Kaguya doit se défaire de sa situation sociale et Takahata filme ce départ comme un prélude à l'adieu final, celui du retour de la princesse vers son peuple surhumain.

Le film, qui s'adresse aussi aux enfants, est un essai en demi-teinte sur les moments éphémères qui constituent le Temps. Tout le film repose sur l'impression que ce présent appartient déjà au passé : l'épure de l'animation alliée à la description antique du Japon offre une vision qui va à l'essentiel des sentiments. Parce que le film n'offre rien de trop riche ni de trop condensé pour l'œil, rien de trop lisse ou limpide, la splendeur visuelle réside dans ce qui manque, dans l'imperfection qui donne à ce récit la nature d'un ancien film d'animation, comme un film ancestral (ce passé de l'animation a souvent été l'impression laissée par les œuvres de Takahata : Horus, prince du soleil ou Mes voisins les Yamada en attestent). Dans la seconde partie du film, qui ne cesse pas ses élans comiques pour ne jamais céder à la construction binaire du récit de la joie vers l'amertume, un chapitre sur une série de prétendants devient un autre moteur divertissant qui permet aux plus petits de retrouver une vraie euphorie dans un récit assez complexe. La mise en scène de la cour et de ses personnages secondaires assure la dimension grossière des opportunistes et des amoureux transis venant rendre visite à la princesse. Pourtant, le film continue d'ouvrir la voie à une émotion de plus en plus concrète : l'artifice des parades, aussi drôles soient-elles, ne manque pas de ternir la princesse qui semble disparaître de plus en plus à mesure qu'on la cache à ses prétendants. Le personnage s'efface presque sous le crayon du dessinateur et il faut attendre le retour de l'être aimé et une magnifique séquence onirique pour saisir toute la frustration et l'amertume d'un morceau d'enfance perdu. C'est bien entendu à travers cette relation impossible entre Kaguya et l'ami de sa jeunesse, au-delà du clivage social imposé, que se noue le cœur du drame identitaire.

Avec beaucoup de pudeur et d'émotion, sans parer à ce qu'il reste de profonde légèreté, le final met un terme au conte social en se terminant dans un cortège merveilleux qui rappellera Kaguya aux siens. Joie festive de la procession, délice musical et coloriste ; et tristesse de ceux qui resteront sur Terre. Les vieux parents adoptifs voient s'en aller la princesse qu'ils ont élevée, et restent seuls avec l'image d'un enfant qu'ils n'ont jamais eu. L'envol de la parade vers les cieux, guidée par des Dieux impassibles, est un appel spirituel. Le film de Takahata est en fait le récit d'un deuil. Dans le ciel subsiste la forme de la Lune dans laquelle s'inscrit le souvenir de Kaguya bébé, comme un médaillon légendaire à l'enfant disparu.


Jean-Baptiste Doulcet

 


2h17 - Japon - Scénario : Isao TAKAHATA, Riko SAKAGUCHI -Voix : Aki AKASURA, Kengo KORA, Takeo CHII.

ACCUEIL

RETOUR A LA LISTE DES FILMS