L'Étrange affaire Angélica |
« Vous allez où ? » Un certain regard fit les honneurs de son ouverture à Manoel de Oliveira, doyen du cinéma qui a traversé le siècle dans la mouvance de la spiritualité, de la vie après la mort, des amours frustrées, thèmes de prédilection auquel il insiste pour que ne soit pas omis d’ajouter celui de la violence : « Filmer, photographier est violent. » Sa propension à faire coexister passé et présent s’appuie ici sur le fait qu’il réalise aujourd’hui un projet né en 1952, où il crut voir l’esprit d’une morte s’envoler, alors qu’il la photographiait, projet qu’il différa pendant près de 60 ans pour la difficulté qu’il appréhendait à filmer un rêve. Le statut de son héros est lui aussi directement inspiré de cet après-Seconde Guerre mondiale, qui vit tant de Juifs traverser l’Espagne et le Portugal pour s’exiler aux Etats-Unis. C’est à Régua, près de Porto, que prend place ce conte onirique, sur les rives du Douro, personnage à part entière que le réalisateur nous a rendu familier depuis quelques films déjà. Un soir de pluie battante, le photographe ayant pignon sur rue étant absent, Isaac est conduit dans la maison d’une famille aisée pour une mission peu ordinaire : au cours de la veillée funèbre qui entoure la dépouille d’une jeune fille, Angelica, paisiblement installée, belle et pure dans sa robe blanche, il lui est demandé de réaliser le portrait de la morte, au demeurant récemment épousée. Au moment du cliché, l’objectif d’Isaac lui renvoie le doux sourire d’Angelica. Un sourire qui semble lui souffler la petite musique du Partement d’Anne de Clément Marot : « Vous le prendrez ce cœur, je vous le livre… » En cet instant de coup de foudre et de fusion, la caméra s’attarde sur les boiseries du plafond de la noble maison qui unissent la colombe de l’Esprit saint et une étoile de David.
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Pour cette histoire d’un amour absolu, aspiration de deux êtres à n’en faire plus qu’un, lumineux désir charnel entre un humain et un ange, Manoel de Oliveira expérimente à sa façon les effets spéciaux pour capter l’intangible : par un trucage plein de charme désuet, Angelica emmène Isaac, en lévitation au-dessus de leur lit, et le libère de ses tourments allant survoler les rives plantées de vignes et bien sûr d’oliviers. Là où bêchent à l’ancienne, sept ouvriers, avec le travail en guise de résistance à la dureté de la vie et le chant comme antidote au pessimisme. De la modeste pension où loge Isaac à la maison d’en face, d’une époque à l’autre, de la culture ancestrale à la production mécanisée, des violences terrestres aux visions célestes, Oliveira jette des ponts au-dessus de son cher fleuve et nous laisse à mi-chemin entre réel et au-delà. Avec de nombreuses références cinématographiques, picturales et littéraires, avec son incomparable sens du cadrage (et pourrait-on ajouter le temps qu’il laisse au spectateur de se poser l’essentielle question godardienne…), d’étonnants dialogues en malicieuses railleries, il conjure une nouvelle fois le mauvais sort par la poésie à travers ce rêve d’amour aérien et cet hommage à la terre. Marie-Jo Astic
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1h34 - Portugal - Scénario : Manoel de OLIVEIRA - Interprétation : Ricardo TREPA - Pilar LOPEZ de AYALA, Filipe VARGAS. |