« En
Iran, il existe une grande rivière nommée Zayandehrood qui jamais n'atteint
la mer. Elle traverse Ispahan, ancienne capitale de l'Iran, et se noie dans
un marais appelé Gavkhooni. »
Cette phrase inaugurale contient en elle
tout le film. Elle renseigne sur les lieux, annoncent les procédés
filmiques et renvoie par analogie à la situation du personnage principal,
un fils qui joue le rôle de
narrateur.
Les lieux occupent une place importante puisque la caméra s'intéresse davantage
aux espaces qu'aux hommes, laissés au récit de la voix off.
Le Zayandehrood,
espace de baignades journalières du père et du fils, d'une hypothétique noyade
du père, traverse tout le film, il le commence et le termine. Ville d'origine
du narrateur, Ispahan, ses ponts, ses berges, la boutique de maître tailleur
du père s'imposent comme les espaces rémanents des relations père-fils.
La boutique, autre lieu possible de la mort du père, est reprise par l'épouse
du narrateur, une belle cousine car même en amour il est impossible de quitter
le giron familial.
Elle lui rend sa prospérité d'antan, sous l'œil bienveillant
de son beau-père, fantôme ? hallucination ? rêve ? réalité ? en tout cas présence
obsédante pour le fils-époux. Téhéran, espace de fuite et espoir de libération.
Fuite de sa famille et même de LA famille, la nouvelle capitale plutôt que
l'ancienne, le présent plutôt que le passé. Mais où qu'il aille le père est
là et la séquence
finale du père guidant son fils dans le Téhéran de ses 20 ans pour l'amener
au Gavkhooni et le laisser s'y immerger, clôt définitivement tout espoir de
libération
du poids paternel.
A l'exception de cette phrase initiale, cet "avant propos", tout le texte appartient
au roman de Jofar Modaress Sadeghi, The river's end dont Gavkhooni est l'adaptation.
Prononcée en voix off, elle amorce l'un des procédés essentiels de la narration,
voix off posée sur des images filmées en caméra subjective que le texte anticipe.
Fidèle au roman et à son esprit, le réalisateur, Behrooz Afkhami, laisse le
spectateur libre de tisser l'analogie entre le Zayandehrood et le personnage
principal,
un fils encombré du souvenir de son père qui tente de s'en libérer.
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Mais
comme cette rivière qui reste prisonnière de sa terre d'origine, le
fils ne parvient pas à s'affranchir de la tutelle paternelle et plus
il essaye, plus le poids du père devient écrasant. Le trouble, la confusion
et la fièvre gagnent le fils et contaminent les procédés filmiques
initiaux.
La
voix off plate, voir morne, alterne petit à petit, pour finalement
disparaître dans la scène finale, avec des scènes dialoguées entre
le fils, ses amis de chambrée à Téhéran et le père, censé être mort
; longtemps invisible à l'écran, si ce n'est que par des doigts tournant
les feuilles du récit, le fils-narrateur apparaît à l'écran et perd
sa position d'énonciateur, il n'est plus le maître du récit. Il devient
impossible de situer les séquences dans le rêve ou l'éveil, l'hallucination
ou la réalité, le passé ou le présent, le récit autobiographique ou
fantasmagorique.
Finalement,
comme le Zayandehrood dans le Gavkhooni, le fils s'enlise, se perd dans le
temps et l'espace et se perd dans le marais au propre et au figuré. En quelque
sorte, un Īdipe en échec dans un Iran où il est impossible de tuer le père.
Au final, un film au projet ambitieux, celui de l'adaptation d'un roman où la
littérature reste première sans pour autant renoncer au cinéma.
On peut arguer d'une certaine monotonie, voir d'ennui, à cause de cette voix
off plate, mais ce sont des choix du réalisateur à prendre comme tels. Le problème
n'est pas là. Comme beaucoup d'autres films, Gavkhooni ne se soucie que de lui-même,
de sa plastique, de son image, de son désir d'être vu, il ne nous regarde pas.
Un film qui propose au spectateur de reconnaître un auteur à son style, de débattre
de son sujet, de juger la qualité de ses effets de signature. Un film qui fait
appel à l'érudition du spectateur, à son bon goût, un film de cinéphilie consumériste
converti aux valeurs de l'“auteurisme“ de marché.
Cédric Marécaux
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