Sicilian Ghost Story
de Fabio Grassadonia, Antonio Piazza
Semaine de la Critique
Ouverture










Les amoureux du lac

Dans un village sicilien aux confins d’une forêt, Giuseppe, treize ans, disparaît. Luna, une camarade de classe, refuse la disparition du garçon dont elle est amoureuse et tente de rompre la loi du silence. Pour le retrouver, au risque de sa propre vie, elle tente de rejoindre le monde obscur où son ami est emprisonné et auquel le lac offre une mystérieuse voie d’accès… Fabio Grassadonia et Antonio Piazza avaient été révélés à la Semaine de la Critique 2013 avec Salvo, Grand Prix Nespresso et Prix Révélation France 4. Ce premier long métrage qui se présentait sous la forme d’un polar distancié autour de la mafia avait divisé la critique, « huis clos mutique […] autour d’un enfermement assez interminable » selon Marie-Jo Astic, mais « véritable tragédie, voulue comme radicale dans sa forme » d’après Frédéric Mignard. Le second opus des deux cinéastes confirme en tout cas l’ambition de leur démarche, au-delà des modes et des codes. Le film est inspiré d’un fait divers sordide ayant secoué la Sicile dans les années 90 : Giuseppe Di Matteo, le fils adolescent d’un mafieux repenti, était enlevé par des hommes déguisés en policiers, et agissant au nom d’un parrain persuadé que ce rapt finira par mettre fin aux témoignages recueillis contre lui. Mais le film n’est pas vraiment la reconstitution d’une tragédie qui avait marqué les deux réalisateurs pendant leur adolescence. On ne saurait donc qualifier le métrage d’évocation historique et politique, comme le furent Buongiorno, notte de Marco Bellochio (sur l’enlèvement d’Aldo Moro) ou, plus récemment, Après la guerre d’Annarita Zambrano. On ne peut pas non plus l’apparenter au seul genre du polar, la trame criminelle étant somme toute à pleine explorée dans le scénario. L’audace des deux cinéastes est d’avoir joué la carte d’une histoire d’amour entre deux tourtereaux (contrariée par l’enlèvement de Giuseppe dès le début de l’idylle), puis de faire glisser le récit sur la pente de l’onirisme, à la frontière du fantastique. On peut dès lors interpréter le comportement fantasque et obsessionnel de la jeune Luna à la lumière de deux perceptions.

D’un côté, en proie à des hallucinations consécutives à son choc affectif, elle s’imagine être en mesure de toujours voir son amoureux par le biais des profondeurs d’un lac, ce qui lui vaudra un séjour psychiatrique cautionné par un père aimant mais dépassé et une mère psychorigide (merveilleux Vicenzo Amato et Sabine Timeteo). Cela est valable aussi pour Giuseppe, prisonnier et désespéré, mais qui reste en vie par ces visions troubles dues à sa défaillance physique et psychique. Mais en même temps, il est permis de déceler dans ces séquences irrationnelles une tonalité ouvertement surréaliste, au-delà du simple rêve concomitant de deux amoureux éloignés : si la jeune fille mise sur le retour d’un jeune captif qui trouve dans ces pensées un dérivatif aux mauvais traitements que lui font subir ses géôliers, il faut peut-être explorer davantage les apparences : la passion qui unit Luna et Giuseppe rend plausible l’existence d’un monde parallèle. Et l’un des mérites de Grassadonia et Piazza est de laisser le spectateur maître de l’interprétation de la narration, le passage du réel au virtuel suscitant un vertige analogue à celui procuré par Heureux comme Lazzaro d’Alice Rohrwacher. C’est ce qui a fait dire aux deux auteurs : « Cette histoire bascule continuellement entre deux niveaux : celui de la réalité, la vérité anthropologique et historique des faits, et celui du fantastique qui, dans la relation obstinée entre les deux protagonistes, dévoile la possibilité du miracle de l’amour qui transcende la mort et sauve leur humanité ». Plus qu’à un Roméo et Juliette en territoire mafieux, Sicilian Ghost Story rejoint donc plutôt les poèmes cinématographiques axés sur la thématique de l’amour au-delà de la mort, de Peter Ibbetson de Henry Hathaway à Orphée de Jean Cocteau. Et les deux très jeunes interprètes dotés à la fois de charisme et de tempérament dramatique ne sont pas pour rien dans la réussite du film. On pardonnera alors quelques maladresses stylistiques, comme ce dénouement à rallonge un brin tarabiscoté et excessivement symbolique. Car cette œuvre insolite qui frappe par sa rigueur et sa cohérence confirme la singularité de deux réalisateurs à suivre.

Gérard Crespo

 



 

 


2h02 - Italie - Scénario : Fabio GRASSADONIA, Antonio PIAZZA - Interprétation : Julia JEDLIKOWSKA, Gaetano FERNANDEZ, Corinne MUSALLARI, Vincenzo AMATO, Sabine TIMOTEO.

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