Frost
de Sharuna Bartas
Quinzaine des Réalisateurs








Voyage au bout de soi-même

Rokas et Inga, un couple de jeunes Lituaniens, conduisent un van d’aide humanitaire depuis Vilnius jusqu’en Ukraine. Au fur et à mesure de leur voyage au gré des rencontres, ils se retrouvent livrés à eux-mêmes, traversant les vastes terres enneigées de la région de Donbass, à la dérive entre des vies déchirées et les débris de combats. En s’approchant de la ligne de front, ils se découvrent l’un l’autre et appréhendent peu à peu la vie en temps de guerre… D’un tel sujet traité par Sharuna Bartas, on n’attendait ni le mélo humanitaire à la Michel Hazanavicius (le redoutable The Search), ni le document didactique que constituait sur le même thème l’excellent Maidan de Sergei Loznitsa. On sait que l’invasion de la Crimée par la Russie en 2013 a été à l’origine d’une guerre civile en Ukraine entre les partisans de l’indépendance et du rattachement à la Russie et les nationalistes loyalistes désireux que ce territoire reste sous le joug ukrainien. Si le documentaire de Loznitsa proposait une démarche à la Frederick Wiseman, avec une caméra plantée sur la place de l’Indépendance, mais aussi quelques cartons explicatifs faisant part des événements marquants, l’art de Bartas est tout autre, outre le fait qu’il entre dans le cadre du genre fictionnel. Les spectateurs qui ignorent les enjeux du conflit ne seront qu’à peine éclairés, à l’exception d’une discussion entre les deux protagonistes et des militaires pro-russes lors d’un contrôle. D’ailleurs, Rokas et Inga semblent eux-mêmes à peine connaître les véritables objectifs de leur mission : doivent-ils acheminer les denrées humanitaires aux seuls loyalistes ? Qui a véritablement coordonné leur périple ? Et pourquoi Rokas a-t-il accepté de remplacer un ami, dont nous ignorons les motifs de la défection ?


Ces zones d’ombre ont pour mérite de laisser une marge d’interprétation au spectateur, et d’éviter de limiter le film à être une énième variation autour de l’absurdité des conflits militaires, et en particulier des guerres civiles. Sharuna Bartas préfère filmer la quête d’un couple cherchant un sens à la vie à travers ce voyage. Ceci est surtout vrai de Rokas, qui semble vouloir approcher au plus près la violence, lui qui menait en apparence une existence paisible en Lituanie. Privilégiant les gros plans aux plans d’ensemble, Sharuna Bartas se propose de cerner au plus près les motivations de l’âme humaine : « C’est ma façon d’essayer de percevoir les sentiments des gens, et de les faire partager. Je préfère cela aux dialogues. Ce qui se passe sur les visages est important », a-t-il déclaré dans un entretien avec Jean-Michel Frodon. Le résultat est audacieux et estimable, et l’on appréciera d’étonnantes ruptures de ton, comme cette soirée dans un hôtel de luxe à Kiev, en compagnie de journalistes internationaux dont une reporter française campée par Vanessa Paradis : sous l’effet du whisky et du vin, les langues se délient et l’on y parle des souffrances de l’amour et des ravages de la mort, problématiques au centre de l’œuvre de Sharuna Bartas, comme l’attestait son film précédent, Peace to Us in Our Dreams. Pour autant, le détachement, les non-dits et les ellipses tuent toute émotion, et un ennui poli hante la projection. Il faut attendre le dernier quart d’heure pour déceler dans ce road movie une réelle intensité dramatique et une puissance de mise en scène. Mais tel quel, cet essai mérite le détour et confirme l’intransigeance de son auteur, que l’on ne saurait accuser de caresser le public dans le sens du poil.

Gérard Crespo



 

 


1h30 - Lituanie, France - Scénario : Sharuna BARTAS, Anna COHEN-YANAY - Interprétation : Andrzej CHYRA, Vanessa PARADIS, Mantas JANCIAUSKAS, Lyja MAKNAVICIUTE, Weronika ROSATI.

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