Les Mille et une nuits
As mil e uma noites
de Miguel Gomes
Quinzaine des Réalisateurs


Sorties en salle : 24 juin, 29 juillet et 26 août 2015





« Ô Roi bienheureux, on raconte que dans un triste pays parmi les pays... »

Présentée comme un événement à la Quinzaine des Réalisateurs, encensée par des cinéphiles et chroniqueurs avant même sa projection, proposée en trois « volumes » de deux heures, cette œuvre de l'auteur du remarquable Tabou (2012) avait tout pour susciter l'excitation et la curiosité, tout en inspirant un sentiment d'inquiétude et d'agacement face à ce qui pouvait s'annoncer comme un nouveau succès de snobisme. Force est de reconnaître que nombre de festivaliers cannois n'ont guère eu le temps (et le courage) de se prêter au jeu de sa découverte, et la sortie en salles en trois parties distinctes, étalées sur deux mois d'été, pouvait paraître un brin frustrante. Confondant cinéma et séries télévisées, les producteurs et distributeurs cherchent en effet désormais à morceler les films d'une longueur atypique, misant sur l'effet d'attente, tout en espérant accroître les recettes, chaque segment étant vendu au plein tarif. Le temps n'est plus où le spectateur pouvait apprécier en une ou deux journées, et à moindre coût, l'intégralité de Heimat ou Shoah. L'exercice critique n'en est que plus difficile ou différé pour qui veut rendre compte de la globalité d'une œuvre de longue durée et l'auteur de ces lignes ne traitera ici que des deux premières parties.

L'Inquiet démarre comme un documentaire, Miguel Gomes déclarant à l'écran son impuissance à aborder par cette voie le problème de la crise au Portugal. Il filme pourtant avec acuité la fermeture des chantiers navals et une digression sur la disparition des abeilles en raison de l'introduction de guêpes chinoises oriente un temps le film sur la pente du pamphlet environnemental. Mais en dépit de pointes d'humour, Gomes, on s'en doutait, ne se la joue pas Michael Moore et d'ailleurs la dénonciation politique et socio-économique passe très vite par le biais de la fiction.

Pourtant, le film gardera ce côté documentaire dans certaines séquences furtives (le bain du Nouvel an des chômeurs), par la présence d'acteurs non professionnels jouant leurs propres rôles (auprès de comédiens chevronnés), et le recours à un ton décalé de « documenteur ». Cette dimension s'insère avec bonheur à une suite de saynètes reprenant la structure des Mille et une nuits, sans en être l'adaptation, même si le personnage de Schéhérazade sert de fil conducteur. Et là, Miguel Gomes se surpasse et propose un récit jubilatoire, oscillant entre la farce et le drame, le réalisme et le fantastique, alternant plans-séquences et profusion visuelle, privilégiant les ruptures de ton, avec une inspiration narrative et esthétique qui fait écho à Tabou. Même si des analogies peuvent être faites avec le Sissako de Bamako ou des auteurs aussi singuliers que Godard, Varda ou Weerasethakul, le style de Gomes est unique et il adopte en fin de compte la voie la plus séduisante et insolite pour aborder un point de vue qui avec un cinéaste moins doué aurait pu tomber dans la rhétorique altermondialiste. De ce jeu de massacre mené de main de maître, on retiendra plusieurs séquences marquantes, des érections honteuses de représentants des institutions européennes dans L'Inquiet au portrait des différents maîtres du chien Dixie dans Le Désolé, en passant par ce surréaliste passage de procès en plein air, qui voit une juge tenace fondre littéralement en larmes à la vue de la misère humaine. Banquiers rapaces, technocrates froids, sirènes échouées, sorciers africains, dealers affamés ou chômeurs expulsés sont au cœur d'une mosaïque qui finit par scotcher le spectateur fasciné par cet ovni filmique. Les Mille et une nuits est sans doute une date dans l'histoire du cinéma ce que devrait confirmer, espérons-le, son troisième volume.

Gérard Crespo

 



 

 


Volume 1, O Inquieto (L'Inquiet) : 2h05 - Volume 2, O Desolado (Le Désolé) : 2h11 - Volume 3, O Encantado (L'Enchanté) : 2h05 - Portugal - Scénario : Miguel GOMES, Mariana RICARDO, Telmo CHURRO - Interprétation : Crista ALFAIETE, Miguel GOMES, Adriano LUZ, Rogério SOMERA, Maria RUEFF, Luisa CRUZ, LUCKY, Joana de VERONA, Eduardo FRAZAO, Pedro INES.

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