Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures)
Uncle Boonmee Who Call Recall Hist Past Lives
Loong Boonmee Raleuk Chaat
de Apichatpong Weerasethakul
Sélection officielle
Palme d'or



Sortie en salle : 01 septembre 2010




« Dans la jungle, les collines et les vallées, nos vies antérieures, sous la forme d’un animal ou d’un autre, ressurgissent devant moi »

La plongée dans l’univers d’Apichatpong Weerasethakul, plus simplement appelé Joe, est immédiate, via cette scène d’ouverture, époustouflante, nous livrant à la sereine méditation d’un buffle majestueux.

Vécu comme une aventure collective unissant l’équipe du film, les acteurs et le public, le cinéma selon Joe et sa caméra exploratrice se font machine à remonter le temps, à créer des vies antérieures et des mondes parallèles, à solliciter des forces mystérieuses, à recycler l’énergie qui sommeille en chaque être vivant. En commettant ainsi une œuvre de pur cinéma avec ce film prodigieux, il s’attache également à la sauvegarde de tout un pan du patrimoine culturel thaïlandais et de ses légendes qu’il voit et sent disparaître irrémédiablement, à l’instar de son personnage.

Atteint d’une urémie au stade terminal, Oncle Boonmee a rejoint la maison campagnarde et familiale de Jen, sa belle-sœur, qui avec l’aide du fidèle Jaai lui dispense soins et dialyses. À l’heure du dernier voyage, des revenants familiers s’invitent à sa table en toute simplicité : Huay, son ex-femme, sœur de Jen, sous son apparence normale, puis Boonsong, son fils, en singe noir aux yeux rouges luminescents. Ils sont venus le chercher et l’accompagner.

Gommant la différence entre l’homme et l’animal, le réalisateur peuple la grande et envoûtante traversée qui, à travers la forêt, emmène Boonmee vers la grotte qui fut la source de sa vie, de fantômes, d’esprits errants et de créatures surnaturelles, celles de l’enfance qui ressurgissent au seuil de la mort.

Après le buffle, c’est dans la figuration de la réincarnation que le réalisateur accomplit les visions les plus envoûtantes, comme celle, hallucinante, de cette princesse et de ce poisson-chat entreprenant, laissant toutefois toujours à l’imaginaire du public sa totale liberté d’errer où bon lui semble. Du scénario à l’écran, il accomplit un génial grand écart qui passe nécessairement par l’énigme et le mystère, la fascination pour une faune et une jungle fabuleuses des zones les plus reculées de la Thaïlande, la perception prémonitoire d’un futur peuplé de « chemises rouges ».

De ce film très abouti, profond tout autant que frais et malicieux, représentatif d’un genre de cinéma extraterrestre et sensoriel particulièrement attendu dans une sélection officielle qui en fut quelque peu avare, Blissfully yours en 2002 et Tropical malady en 2004 avaient chacun à leur tour donné l’indescriptible goût.

Sur le plan strictement anecdotique et local, on peut déplorer que la municipalité, bien que mue par les meilleures intentions du monde et de toute évidence par la peur de la salle vide, ait créé une mauvaise « bonne » surprise en décidant à la toute dernière minute de priver d’une expérience cinématographique rare et magistrale les deux-tiers du public traditionnellement invité à visionner le film « palmé » en post-clôture. Ceux-là, en lieu et place, auront vu Des hommes et des dieux, qui, début septembre, sera certainement accueilli par un beaucoup plus grand nombre de salles que ce cher Oncle Boonmee…

Marie-Jo Astic

 

S’attaquer à une œuvre aussi étrange et radicale n’est jamais chose aisée. Mais devant la grandeur de ce film, force est de s’imposer et de tenter l’aventure. Dernier long métrage de l’intriguant thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, auquel on doit déjà le controversé Tropical Malady (Prix du Jury au Festival de Cannes en 2004), cet Oncle Boonmee a donc obtenu, à la surprise quasi-générale, la Palme d’Or 2010 du Festival. Et a par la même déclenché une nouvelle controverse, notamment lors de la diffusion du film le lendemain de la remise des prix, où le public déçu – et particulièrement irrespectueux – hua le film, qui fut remplacé par Des hommes et des Dieux, de Xavier Beauvois.

Ceci étant dit, intéressons-nous à ce film. Premier fait notable : le scénario. Certains le diront inexistant, ce qui serait trahir le film. En réalité, Oncle Boonmee est un film très sensible, à l’écriture subtile ; on pourrait dire qu’un bruissement de feuilles dans les branches y prend une importance capitale, par moments. L’histoire est celle du vieux Boonmee, qui souffre d’une maladie rénale le condamnant. Conscient du peu de temps qu’il lui reste à vivre, il se prépare calmement à mourir, accompagné des fantômes de ses proches disparus, et notamment celui, mystérieux, de son fils mort quelques années auparavant et réincarné depuis en créature simiesque ténébreuse.


Le voyage proposé par Oncle Boonmee mêle donc quotidien traditionnel thaïlandais et dimension fantastique, irrationnelle. Mais c’est en utilisant avec un sens inné du mystique, du chamanisme, que le réalisateur invoque pour cette œuvre des créatures du folklore religieux et culturel de sa patrie. Là-bas, personne ou presque ne semble s’étonner de ces apparitions, et les hommes vivent dans une sorte d’harmonie avec les créatures étranges de la forêt. Ce qui propulse le film dans un univers à la fois contemplatif et onirique, qui, pour peu que l’on y soit sensible, nous envoute littéralement. À cette image, il suffit de prendre la première séquence du film, suivant les errances forestières d’un buffle domestiqué qui s’est libéré de son joug. L’animal, paisible, s’enfonce au petit matin – ou est-ce le crépuscule ? – dans un épais sous-bois. Séquence muette, de près de dix minutes, où rien ne nous est donné, mais où tout est montré. C’est dans la suite du film, quand deux ou trois autres séquences lui auront fait écho, que l’on pourra se demander si ce buffle était purement métaphorique ou s’il était un avatar de l’oncle Boonmee ou d’un de ses proches.

En effet, le film recèle deux autres passages-clés, tout aussi mystérieux et ensorcelants, qui semblent interrompre la fin de vie de l’oncle sans pour autant avoir de rapport direct avec lui. Ainsi de cette princesse, portée par ce qui s’apparente à des esclaves, sur un promontoire à baldaquin, au beau milieu des ténèbres grandissantes de la forêt tropicale. La caméra nous la montre tantôt de très près, l’accompagnant sur son siège et jouant avec la pénombre et les scintillements des étoffes dont sont faits les rideaux, tantôt d’entre les branchages inextricables de la jungle. La scène se clôt dans un point d’eau où vit une carpe, qui va s’accoupler avec la princesse dans une scène d’une poésie à couper le souffle où la mythologie éclate.

C’est avec très peu de moyens que le réalisateur fait surgir ces moments de poésie brute qui font la force et la grandeur du film. La défunte épouse de Boonmee apparaît à table lentement par un effet de fondu, la caméra capte des fragments d’images, comme volées, arrachées à la nature, où l’on distingue des paires d’yeux rougeoyants et des silhouettes noires, velues et presque inquiétantes. Si la magie fonctionne si bien, c’est également grâce à une photo très soignée, qui sublime le moindre rai de lumière, et qui offre un rendu des noirs savoureux. La nouvelle affiche du film en atteste d’ailleurs (cf photo), et s’il faudrait retenir une scène du film pour illustrer cela, ce serait le départ de l’oncle pour une grotte enfoncée au cœur de la forêt. Une fois sur place, les ténèbres investissent l’écran dont elles ne sont chassées qu’épisodiquement par une lumière crue, celle d’une lampe-torche, qui fait tantôt apparaître des créatures craintives, blafardes et fuyantes, tantôt resplendir l’éclat furtif de cristaux de roches, avant de disparaître au petit jour dans la lumière pleine de vie et de sens d’un nouveau soleil, au beau milieu d’une ouverture à ciel ouvert de la caverne.

Si Oncle Boonmee propose ces quelques voyages initiatiques fortement teintés de lyrisme et de folklore, il n’est pas exempt non plus d’un arrière-plan politique et d’une vision critique de la société thaïlandaise. Ainsi, si l’oncle va mourir, il est persuadé que c’est pour expier des atrocités commises dans le passé lors de guerres, tandis que la femme qui l’accompagne pense plutôt que ce sont les pesticides épandus sur les plantations qui seraient à l’origine de la dégradation de sa santé. La toute fin du film, après la disparition de l’oncle, est également riche en interrogations. Le jeune homme qui vivait chez Boonmee est devenu moine après l’aventure forestière, mais il semble rempli de doutes, présents presque à fleur de peau lors d’une très pudique scène de douche. Plus inexplicables sont les quelques excentricités comme la séquence en roman-photo où l’on voit des chasseurs capturer une des créatures simiesques dans ce qui semble être un futur proche, ou bien les dernières images du film, où les personnages se dédoublent sur le lit de leur chambre miteuse, sans que l’on puisse réellement savoir pourquoi. Ce sont d’ailleurs là les rares défauts d’une œuvre singulière et puissante, qui laisse pourtant un léger goût d’inachevé, de trop peu, malgré l’aspect contemplatif qui peut paraître rebutant pour certains.

En somme, Oncle Boonmee est un film rare, précieux et singulier, une grande œuvre métaphysique et reposante comme on en voit peu, mais qui risque d’avoir du mal à séduire le public malgré sa Palme d’Or, amplement méritée même si quelque peu surprenante.

Maxime Antoine


1h30 - Thaïlande - Scénario : Apichatpong WEERASETHAKUL - Interprétation : Thanapat SAISAYMAR, Jenjira PONGPAS, Sakda KAEWBUADEE.

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