Tarnation
Jonathan Caouette
Quinzaine des Réalisateurs
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Commençons par expliciter le titre. Deux raisons selon J. Caouette : d'une part, tarnation est l'expression texane pour damnation, car l'histoire racontée par Jonathan Caouette relève de la damnation, celle d'une famille ; d'autre part, Tarnation est un groupe de folk underground texan, l'un des préférés du jeune réalisateur et qui figure dans la bande son aux côtés de Nick Drake, Nick Cave et d'autres figures emblématiques du milieu underground dans lequel a évolué le jeune J. Caouette.
Tarnation commence en 2003 quand Jonathan apprend que dans son Texas natal, sa mère vient d'être victime d'une overdose de lithium. Confronté aux restes d'un passé obsédant où maladie mentale, mauvais traitements et abandon font partie de son héritage, Jonathan revient à la maison pour soutenir sa mère, Renée Leblanc. Plongeant dans la mémoire familiale, J. Caouette retrace brièvement la vie de ses grands-parents, la jeunesse de sa mère et la genèse de ses troubles psychiatriques puis son propre parcours.
Mais l'objectif de J. Caouette ne se résume pas à raconter une histoire tragique, celle de sa mère et la sienne. "L'idée de Tarnation est d'imiter mon processus de pensée pour que le public puisse aussi avoir l'impression d'être dans un rêve vivant qui peut être effrayant et intense mais aussi magnifique et sensationnel".
Le principe est simple, J. Caouette a monté une sélection de matériel audio et vidéo amassé depuis l'âge de onze ans (en tout 160 heures de matériel) pour aboutir à une version finale de 88 minutes. Le montage fut réalisé avec le logiciel Imovie de la plateforme Macintosh. Cette simplicité des moyens explique le faible coût du film, 218$. Le procédé explique en partie la forme de Tarnation, un montage de matériels autobiographiques divers (enregistrements téléphoniques, films de jeunesse mêlant séquences où Caouette, âgé de 11-12 ans, se met en scène dans des rôles de composition avec une surprenante conviction, scènes de la vie quotidienne d'un enfant puis d'un adolescent vivant avec ses grands parents découvrant son homosexualité dans un Texas conservateur et homophobe, ses amis, ses amours, programmes jeunesse de la télévision américaine, extraits des premiers courts métrages, scènes de sa vie quotidienne à New-York…).

De nombreux plans sont pris sur le vif, les images sont tremblées, incertaines, parfois vides, mais J. Caouette sait exploiter la force plastique de l'image.
La force de son film tient d'une part à la construction du récit c'est-à-dire au montage, où Caouette démontre sa maîtrise des techniques de narration filmique et sa capacité à installer une tension dramatique ; d'autre part, à la manipulation des images, saturation rougeoyante, luminosité intense des blancs, dédoublage de l'image, expression visuelle du désordre de dépersonnalisation dont souffre J. Caouette.
Si l'écran de cinéma est une fenêtre ouverte sur une histoire singulière, J. Caouette n'oublie pas que c'est aussi une surface plane, un espace pictural où le discours passe autant par la mise en scène de l'histoire que par la mise en scène des images. Témoin de ce souci de laisser à l'image toute sa force, dans toutes les scènes nécessitant une voix off, J. Caouette a pris le parti de remplacer celle-ci par du texte en incrustation, la bande son étant réservée à la musique. Signifiante, la musique choisie par Caouette permet de le situer dans un environnement culturel, celui de l'underground rock-folk et du mouvement gay des années 1980. L'image expose la singularité de la vie de J. Caouette et la musique permet de situer ce singulier dans un environnement culturel.
On ne se contente pas de regarder le film de J. Caouette, c'est une expérience, un happening. La dimension picturale de son travail est indéniable tout autant que la filiation à l'expressionnisme, au cinéma expérimental et documentaire de Stan Brackhage. Sauvé par l'image et ses facultés de mise à distance, le jeune Caouette a trouvé son salut dans la pratique cinématographique selon ses propres mots : « Tourner des films est devenu pour moi un moyen de dissociation et de fuite. En prenant une caméra quand j'étais gosse, j'ai trouvé un moyen de survivre à ce que je subissais. La caméra était une arme, un bouclier et une illumination de ce que je ressentais sur mon environnement. » Tarnation est une illumination.

Cédric Marécaux


1h28 - Etats-Unis - Scénario, Photo : Jonathan Caouette - Montage : Jonathan Caouette, Brain A. Kates - Interprétation : Jonathan Caouette, Renee Leblanc, David Sanin Paz.

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